Sous la plume de Marianne

Sous la plume de Marianne

Valentine

Il arrive parfois que des personnes entrent  dans nos vies, comme ça, de façon assez subite. Valentine est arrivée dans ma vie comme un météorite. « Arrivée » ? Non. Valentine a déboulé dans ma vie, un soir de novembre :  « Bonjour, je voudrais faire un livre de ma vie depuis mon enfance. Pouvez-vous me communiquer votre numéro de téléphone afin que l’on puisse échanger ? ». J’ignore pourquoi mais instinctivement, en lisant ce courriel, je sentais comme une impatience, un caractère d’urgence. Impatiente, je l’avais été des mois durant à me désespérer de ne pouvoir décrocher une commande de biographie. Au moment où je m’y attendais le moins (comme c’est souvent le cas…), Valentine est arrivée.

Valentine avait signé son courriel de ses prénom et patronyme. Ni une, ni deux, je menai mon enquête sur la toile. Je découvris un article de presse, puis un visage. Ce visage renvoyait une lumière peu commune, de celle qui habite certaines personnes. Il y a 16 ans, expliquait l’article, Valentine et son conjoint avaient créé une association pour venir en aide aux parents d’enfants atteints de cancer et, en parallèle, pour faire en sorte de réaliser les rêves de ces enfants. Le sujet est grave. La photo est lumineuse, irradiée par le sourire de Valentine et de ceux qui l’entourent.

 

Dès le lendemain, Valentine m’appela. Les préambules rapidement passés, les mots de Valentine arrivèrent à la fois d’une voix ferme et douce, à l’allure presque tranquille d’un cheval au pas ; progressivement pris par un élan émotionnel, les mots se mirent à sortir en un jet puissant, comme s’ils avaient été embouteillés sous pression depuis des années. Tout en écoutant Valentine, je sentais mon dos se tendre.

Maman de quatre enfants, la tempétueuse Valentine m’expliqua, sans façon, avec ses mots à elle, que deux de ses enfants avaient été atteints d’un cancer, que l’un d’eux (une petite fille) en était morte ; qu’à la disparition de sa petite Marie, elle avait décidé de coucher sur papier sa vie, elle qui avait été une enfant dyslexique (…). Et de me raconter ce jour où l’un de ses professeurs avait lu à haute voix devant la classe, ce devoir que Valentine avait mis des heures à écrire chez elle ; elle pour qui l’écriture, les mots même, étaient une torture de chaque instant. Ecrire sa vie, aller au-delà de son handicap, malgré tout…je saluais son courage, sa volonté. Aujourd’hui, non sans fierté, elle m’expliquait qu’elle avait déjà écrit une cinquantaine de pages mais que voilà…

 

- Ça bloque. Depuis deux ans, je n’arrive plus à avancer. Il faut que vous m’aidiez.

 

Nature, cash, Valentine m’expliqua que je n’étais pas la première écrivain biographe qu’elle avait contactée.

 

- Soit ça allait me coûter une blinde, soit c’était à perpette les oies. Mais une chose était sûre, il fallait que je me remette à écrire. Ce livre sur ma vie, c’est maintenant où jamais. Et ce sera avec vous.

- Pourquoi moi ?

- Parce que ce doit être avec vous. Parce que on m’a guidée jusqu’à vous.

 

« Avec vous »… Cette affirmation qui ne souffrait d’aucun doute, me laissait à la fois dubitative quant à ma capacité à répondre favorablement à ce qui ressemblait à un sacré challenge, tant l’histoire de Valentine semblait lourde et douloureuse et à la fois, j’en ressentais une forme de fierté. Pour la première fois probablement dans ma vie, je sentais que j’étais importante pour quelqu’un ; que la concrétisation de ce projet d’écriture d’un livre, je devais l’accepter pour une seule raison : Valentine m’attendait. C’était moi ou personne, avait-elle dit avec cet aplomb dont j’allais vite découvrir qu’il était sa marque de fabrique. Du « vous », nous avons rapidement ripé vers le « tu », comme une évidence. A l’issue de ce premier échange, Valentine me proposait de m’envoyer tout ce qu’elle avait déjà écrit, ajoutant « je ne t’ai raconté qu’une toute petite partie ». Déjà secouée par le récit des maladies de ces deux enfants, je sentais poindre comme une angoisse à ce qui pourrait suivre.

Valentine n’avait pas attendu pour envoyer son texte. Quelques minutes plus tard, je le réceptionnais. A cette heure de la journée, la nuit était déjà tombée.  Les jours de novembre sont si courts. Dans le ciel d’encre, ce soir-là, la lune était pleine, gironde, lumineuse comme jamais. Pourquoi, comment, mon instinct me recommanda d’attendre le matin pour lire ce que venait de m’envoyer Valentine.

 

Le lendemain matin, je pris une grande respiration et ouvrit le fichier « Souffrir en silence.doc ». Pour m’accompagner, ce morceau de musique classique que j'affectionne, les ondes bienveillantes de l’Aria de la cantate de Bach. Il fallait au moins cela pour lire ce que j’allais découvrir. Valentine n’eut pas une enfance des plus heureuses. Le mot « amour » ne faisait pas partie du vocabulaire familial. Un père très dur, n’acceptant pas que ses enfants geignent, pleurent d’autant plus lorsqu’il s’agissait de douleurs physiques qui pourtant l'auraient justifié.

 

Au fil de ma lecture, une phrase, « balancée comme ça » entre deux autres phrases anodines. « A 5 ans, j’ai subi des sévices sexuels ». Valentine parle de son enfance, de son adolescence, de cette amie, aujourd’hui disparue, avec laquelle elle faisait les 400 coups. Puis annoncé sans s’y attendre, comme un coup sur la tête, Valentine raconte qu’à 13 ans, elle a subi un viol de la part de quatre jeunes. Ses mots se font alors plus violents, plus cash pour tenter de raconter le pire qui puisse arriver à une femme. Quelques mots plus loin, la respiration se fait plus légère quand elle parle de ce « copain » qui lui plaisait bien et qui deviendra son conjoint, le père de ses quatre enfants, celui qui aura bataillé avec elle dans l’adversité. La première maternité comble le jeune couple d’un garçon, atteint à 2 ans et demi d’un cancer dont il se remettra. Le récit de Valentine s’arrête au décès de sa deuxième enfant, sa « petite Marie », 4 ans, partie des suites d’un cancer.

 

Je prends une profonde inspiration. Je bois un grand verre d’eau. Il me faut sortir, prendre l’air. C’est une belle journée automnale. Froide, lumineuse. Que l’air me fouette le visage, que le soleil me chauffe le corps, me dis-je tout en marchant dans les allées du Jardin des Plantes. Un couple de cygne s’embrasse. Les canards font un concours de vitesse. C'est à celui qui laissera le plus long sillage derrière lui. Chouette ! C'est le plus malingre qui a gagné ! Bravo le canard ! Fière de toi ! Serais-je à la hauteur ? Aurais-je la capacité d’entendre « tout ça », de me protéger ? Tant de questions qui s’évanouissent d’un coup lorsque, le lendemain,  Valentine me rappelle.

 

- Alors ?

- C’est….lourd.

- Ah bah ça c’est sûr ! répondit Valentine comme une évidence.

- Dis-moi Valentine, après tout cela, aujourd’hui, comment te sens-tu ?

- Je n’ai jamais été aussi heureuse ! Je vis chaque instant comme s'il était le dernier. Je vais à l'essentiel. J'ai sorti de ma vie tous ceux qui étaient trop compliqués, toxiques...Pas de temps à perdre, tu comprends ? Et j'ai ma petite Marie toujours près de moi qui me guide.

 

La voix de Marie s'ensoleille.

 

- Marie, tout le monde l’adorait.

 

Et Valentine de me raconter une histoire incroyable :

 

- Mon mari et moi n’avons jamais été, de près ou de loin, « religieux ». Prier, j’ignorais ce que cela pouvait signifier. Lorsque nous allions voir Marie à l’hôpital, elle nous parlait d’une princesse qui venait la voir, avec laquelle elle échangeait. Surpris, nous sommes allés voir les soignants pour leur demander ce qu’ils donnaient à notre fille pour qu’elle délire ainsi… « Nous ne donnons rien à votre fille. Tous les soirs, elle demande aux infirmières qui viennent la voir, de prier avec elle ». Prier ? Comment Marie, si jeune, pouvait-elle prier sans savoir comment ? Un jour, nous apportâmes à Marie, une photo de la Vierge Marie et lui demandèrent : « Ta princesse dont tu nous parles… ». Sans attendre, Marie nous répondit « C'est ma princesse ! ». Marie nous a quittés, elle avait 4 ans. A son inhumation, des personnes que nous ne connaissions pas, plusieurs prêtres sortis dont ne sait où, étaient présents. J'en aurais des choses à te raconter sur ma petite Marie ... Bon alors, on commence quand ?

- Heu…

- Je suis dispo quand tu veux.

 

Une semaine plus tard, Valentine sonnait à la porte de la maison. La brune que j’avais vue sur les photos, avait aujourd’hui les cheveux gris. Un carré court avec quelques mèches roses de part et d’autres, toute habillée de noir, elle entra d’un pas décidé. Nous nous installâmes autour d’une table. Je la laissais quelques minutes, le temps d’aller lui chercher le verre d’eau qu’elle avait sollicité. En revenant, je découvris sur la table une boîte de chocolats.

 

- C’est pour toi.

 

Il y a des moments comme ça dans la vie où un geste, une attention épurée de tout décorum, sans attente de retour, gratuits, spontanés, nourrissent des émotions paradoxalement fortes. Cette boîte de chocolats posée sans chichi sur la table, offerte par une femme qui, il y a quelques jours à peine, était encore une inconnue dans ma vie, m’a émue. Mince alors, tu es « sensible », me suis-je dit. Non. Cela n’a rien à voir avec une forme de sensibilité. Pas cette fois. Cette émotion ressentie n’est autre que de se trouver à un instant précis de sa vie, dans un moment d’authenticité, de vérité, d’amour.

 

Deux heures durant, Valentine a tiré le fil de la pelote de laine de sa vie et tout a suivi. Attachante, vaillante, combattante Valentine dont la vie me fit penser au titre d’un livre du journaliste-écrivain Philippe Labro « Tomber sept fois, se relever huit ». Souriante, heureuse Valentine, aujourd’hui debout plus que jamais.

La visite de Valentine habita toute ma journée. Le soir venu, je lui envoyais un message pour la remercier de cette rencontre et de sa confiance. Sa réponse me laissa sans voix.

 

« Merci à toi pour cette belle rencontre. Mon petit ange y est sûrement pour quelque chose. Quand je rentre dans la vie des gens, c’est souvent pour quelque chose. Quelqu’un est venu me chercher pour me guider vers toi…. »

 

En lisant la réponse de Valentine, je me suis dit que Jean d’Ormesson avait fichtrement raison : "le bonheur est dans l’inattendu". De cet inattendu des sentiments, des rencontres.

 

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Image par DarkmoonArt_de de Pixabay

 

 

 

 

 

 

 

 

 



05/12/2020
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