L'urgence de l'essentiel
Il arrive que des mots sortis de la bouche d’inconnus, dans un contexte parfois « hors sol » (j’entends pas là, peu propices quant à l’endroit et/ou au moment où l’on se trouve) résonnent en nous, frappent et rebondissent telle une balle contre un mur et réveillent des morceaux, des bouts de « nous ».
Récemment, on demandait à un écrivain s’il était nostalgique de son enfance. Ce dernier répondit sans hésiter « Non. Chez moi, il y avait urgence à grandir, à quitter ce statut d’enfant et les contraintes qui allaient avec ». A l’instant où j’entendis prononcer ces mots, je reconnus spontanément cette enfant que j’avais été et qui avait ressenti exactement la même chose, cette urgence à grandir.
L’urgence à grandir pour quitter dès que possible ce qui était, à mes yeux, un statut contraint, je l’ai ressenti très jeune. Ce statut où rien n’était possible, où tout était évidemment sujet à demande, autorisation ; pire, interdiction. Où cette aspiration à une forme d’indépendance, de liberté était vécue comme une apnée, un manque d’oxygène. Cette urgence à grandir dans un environnement où je ne me sentais pas à ma place.
Cela n’a rien à voir avec une histoire personnelle qui aurait été compliquée ou difficile. Non. Cette urgence à grandir, je la ressentais physiquement, en moi, dans mes tripes, sans pouvoir l'expliquer. Je n’avais qu’une idée en tête, devenir une grande personne pour autant de raisons que celles qui me faisaient m’éloigner de mes congénères avec lesquels souvent je m’ennuyais. J’aspirais à être écoutée, entendue. Qui écoute vraiment un enfant ? J’aspirais à échanger avec ces grandes personnes autour de moi, non pour parler de la dernière Barbie dont je me fichais totalement ou, plus tard, pour parler de sujets soi-disant inhérents à mon âge, mais pour poser des questions sur le monde, sur les autres, sur les raisons qui faisaient que j’étais venue sur terre, sur ce qu’il pourrait y avoir après la mort, sur la guerre, sur l'amour…. Qui pour entendre une telle attente de la part d’une enfant ? Difficile.
Alors je partais dans un imaginaire que j’ai nourri au fil des années avec énergie ; alors, je répondais à mes propres questions ; alors je réinventais le monde, en essayant de m’y projeter. Dans de rares moments, qui ont été autant de belles rencontres, il m’est arrivé de croiser des adultes qui me regardaient au-delà de cette apparence physique d’enfant (ou d’adolescente par la suite). Avec elles, j’avais enfin le sentiment de parler d’égal à égal, d’être prise au sérieux. Avec elles, j’avais l’impression que mes réflexions et autres questions pouvaient enfin trouver une forme de réponse. Cette urgence à grandir m'a accompagnée tout au long de mon enfance. De cette enfance où le temps ne passait jamais assez vite. Où, pour atteindre une année de plus, il me semblait devoir attendre des lustres. Cette urgence à grandir pour voir ce qu’il y avait derrière le mur et y découvrir des prés avec des brins d’herbe d’un vert si différent de ceux que je connaissais.
Et puis est venue l’urgence de gagner ma vie. Gagner sa vie…Quelle drôle d’expression pour l’avoir réduite ainsi à son seul aspect financier. Dans le mot « gagner », il y a cette notion de « mériter » ou d’ « acquérir » qui me contrarie. Quand une personne déclare bien gagner sa vie, cela me fait sourire. J’ai souvent envie de lui répondre « vous méritez à ce point votre vie ? ». A gagner sa vie, je préfère sans hésiter, celle de gagner son paradis….
Dans ma vie, les urgences se sont ainsi succédé. Après celle de grandir, de gagner sa vie, d’aimer, d’être aimée, est venue un jour, alors que je me trouvais arrivée sur le faîte de la montagne de toutes ces années passées, l’urgence de faire le point sur ma vie ; et in fine, sur cette ultime urgence de vivre. On se penche sur les dernières statistiques de l’INSEE en matière d’espérance de vie et on s’entend effectuer le compte à rebours des années qu’il nous reste à vivre (si nous ne sommes pas appelés plus tôt ), comme une fusée prête à partir sur son pas de tir. Sauf que la fusée est censée revenir. Alors on descend gentiment l’autre versant de la montagne en mettant derrière cette urgence de vivre, celle de rire, d’aimer, d’être aimée, de ne plus être la meilleure ou le meilleur, mais de faire de son mieux et d’arriver au soir de sa vie en se présentant devant le Grand Architecte en lui disant « Il était urgent que je te rencontre ».
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