Le temps d’une rencontre
Derrière ses lunettes rondes cerclées de métal doré, le noisette de ses yeux pétillait. Derrière son masque, elle souriait. Gabrielle rentrait chez ses parents. Un an qu’elle ne les avait pas revus. Un an qu’elle n’était pas retournée dans ce coin qu’elle aime tant au bord de la mer, à quelques minutes de Pornic, cette charmante ville balnéaire.
« Enfin les vacances ! » C’est par cette phrase qu’elle se présenta. Elle démarra le moteur de sa voiture. C’était parti pour quelques heures de covoiturage ensemble, le temps d’arriver à Angers où elle me déposerait. Il faisait soleil ; ça sentait déjà le printemps.
Qu’est ce que le covoiturage sinon probablement le dernier endroit où il est possible de rencontrer des personnes que nous n’aurions jamais croisées ailleurs ? Dans cet espace clos, il se crée une forme d’intimité qui, très vite, délie les langues. Une intimité propice à la confession, à des choses exprimées dont on sait qu’elles resteront dans l’habitacle une fois arrivée à destination, et se volatiliseront à jamais. L’éphémère de la rencontre rend cela possible.
Gabrielle me prévient. La voiture peut faire un bruit bizarre mais « n’aie aucune inquiétude, je maîtrise », précisant que ladite voiture est passée tout récemment dans les mains d’un garagiste et que ledit bruit « c’est trois fois rien ». J’aime ces personnes qui ont cette capacité à rassurer les autres et, à dire, qu’en leur présence, tout se passera bien. Cela fait du bien de savoir que l’on peut se reposer sur un tiers même si ce dernier ne pense pas un traitre mot de ce qu’il annonce. Mais sa capacité à rassurer est telle qu’il est facile d’y croire.
La question rituelle en covoiturage est « tu fais quoi dans la vie ? ». Je réponds à ma gentille conductrice que je suis journaliste, écrivaine et écrivaine biographe.
- Quelle chance ! J’aimerais tant avoir cette aptitude à pouvoir exprimer ce que je ressens. Ecrire une histoire, des histoires, ça doit être fascinant…
Je confirme en opinant plusieurs fois de la tête.
- Ecrire sur un thème imposé est une chose. Inventer, raconter, exprimer des sentiments…je t’envie.
Je retournais la question à Gabrielle « Et toi ? ».
Depuis quatre ans, Gabrielle est un jeune professeur d’anglais dans un collège situé en REP, (acronyme signifiant « Réseau d’éducation prioritaire ») en région parisienne. Spontanément, je lui demandai pourquoi ce choix. Gabrielle me répondit qu’il en était souvent ainsi pour tout jeune prof. Le premier poste ressemble à un lâcher de parachute dont on ignore où il vous fera tomber mais qui vous fera choir nécessairement là où ceux qui ont quelques heures de vol, ne veulent surtout pas aller. Et voici comment Gabrielle est arrivée dans un collège classé REP à Cergy-Pontoise.
- Cela fait 4 ans. J’en ai encore pour 6 ans, dit-elle comme si elle purgeait une peine. Ensuite, je pourrais demander ma mutation pour le 44. Et qui sait, enseigner « chez moi ».
Ce qui est difficile, m’expliqua Gabrielle, n’était pas tant de se frotter à des jeunes en situation d’échec, parfois à une grande violence, souvent à une misère affective avérée, mais d’être loin de ses racines, de sa « mère nature » qui lui manquait tellement. Là où elle vivait aujourd’hui, rien d’autre ne poussait que le bitume, l’indifférence.
- La mer, le bruit des vagues, le vent, la nature…Le vivant, cela me manque.
Gabrielle me raconta à quoi ressemblait le quotidien d’une jeune femme, professeur d’anglais dans un collège classé REP. La nécessité de s’adapter au niveau de l’enfant, mais aussi celle de connaître son histoire personnelle. 90 % des élèves de Gabrielle ne parlaient pas français chez eux ; une grande précarité, un entre-soi peu compatible avec l’acquisition d’une forme de connaissance.
- Tu sais, heureusement que l’école existe pour ces jeunes. C’est le seul endroit qu’ils aient pour apprendre, connaître, découvrir…
Et Gabrielle de m’expliquer comment elle déployait mille astuces et énergies pour rendre les cours d’anglais un peu sexy, ajoutant qu’elle ne ferait pas cela toute sa vie même si elle adorait son métier qu’elle exerçait avec passion. Mais la passion, cela peut brûler et consumer.
- Aucun professeur ne fait de vieux os dans ce type de structure. Les enjeux sont tels qu’il faut être constamment à la hauteur, sans même la certitude d’un résultat quelconque. Mon but n’est pas que mes élèves sachent parler anglais mais qu’ils sachent que chacun d’entre eux a une valeur et qu’ils ne comptent pas pour des prunes, ajouta-t-elle avec son sourire malicieux.
Ainsi, le petit Dylan pour lequel Gabrielle avait bataillé pour que son handicap psycho-moteur (illustré par une grande violence) soit enfin reconnu pour lui permettre d’intégrer une structure plus adaptée.
- Ses parents n’ont jamais voulu reconnaitre le handicap de leur fils. Faute de cela, Dylan devra rester ici, dans ce collège, à une place qui n’est pas la sienne, précisa Gabrielle les yeux brillants.
Ainsi, ces parents convoqués pour l’absentéisme de leur fils, qui, pour seule explication, répondent à Gabrielle « prenez le ce gamin ! on n’en veut plus ! ».
- Est-ce possible de dire vraiment cela ?
- Oui. Lorsque je suis témoin de ce genre de situation, je me demande pourquoi les gens ont des enfants ? Parce que c’est comme ça ? Parce que c’est dans l’ordre des choses ? Tous ces futurs parents se posent-ils la question en amont de la pertinence d’avoir des enfants ? Imaginent-ils que, ce faisant, ils engagent le sort d’un être humain qui n’a rien demandé, s’énerve Gabrielle.
Comme pour alléger la lourdeur des propos, Gabrielle me propose une pause. Quelques minutes plus tard, la légèreté a repris ses droits. Nous devisons sur les rencontres que l’une et l’autre avons faites en covoiturage.
- Un jour, j’eus pour passager un homme curieux. Il était assis à côté de moi. Derrière, deux autres passagers qui partageaient ce voyage. Rapidement, l’homme me proposa de m’offrir quelque chose parce qu’il me trouvait sympathique, me dit-il. Je lui répondis que j’étais touchée, que je n’avais besoin de rien. Quelques minutes plus tard, il réitéra sa proposition. Je la déclinais. Puis il déclara :
- Pardonnez-moi, je suis atteint d’oniomanie. Dit autrement d’un besoin irrépressible de consommer, d’acheter. Je suis d’ailleurs frappé d’interdiction bancaire.
- Ça doit être terrible, me dit-elle. Quelques instants plus tard, nous fîmes une pause à une station-service. A peine sorti de la voiture, l’homme proposa aux autres passagers de leur offrir des cafés et autres confiseries, prêt à dépenser l’argent qu’il n’avait pas. Une autre fois, j’ai fait le voyage avec une femme qui exerçait un métier dont j’ignorais même qu’il puisse exister. Elle avait pour mission de relire toutes les partitions de l’Orchestre des Pays de la Loire avant chaque concert, puis de les valider. Tu imagines l’enjeu et la pression ?
Quelques instants avant d’arriver à Angers, la voiture toussa.
- Hum, hum, fis-je.
- Non pas « hum hum ». Tout va bien. Je maîtrise.
- Parfait. Quel âge a ta voiture, lui demandais-je par curiosité.
- 10 ans. Jamais aucun problème. Sais-tu pourquoi ? Elle n’est dotée d’aucune option électronique et ça fait toute la différence !
A quelques kilomètres de ma destination, Gabrielle me raconta de quelle façon elle avait acheté sa voiture.
- Je venais d’avoir le permis. J’avais travaillé dur pour mettre de côté des économies. Je voulais m’acheter une voiture. J’avais en tête un modèle bien précis, de couleur bleue. J’adore le bleu. Je regarde sur le « Bon Coin ». Miracle. Je trouve la voiture de mes rêves. J’appelle. Mon interlocuteur m’explique qu’il doit vite vendre sa voiture utilisée comme second véhicule. Eleveur de bétail, il a peu de temps à consacrer à des choses futiles comme la vente de voiture. Qui plus est « ma femme accouche bientôt ! Je n’aurai plus une minute à moi entre les vaches et le mouflet » (…). Je me rends sur place. La voiture correspond exactement à ce que j’avais en tête. A une exception près : elle était dans un état de crasse avancé. A l’intérieur de la paille, de la terre, des sièges salis par je ne sais quoi et une odeur pestilentielle ! Je demandai des explications au vendeur. « C’est trois fois rien ça ! C’est juste que c’était la voiture pour transporter les oies ».
Deux heures de voiture séparaient la ferme du domicile de Gabrielle. Il ne faisait pas bien chaud ce jour-là.
- Le voyage de retour a été un vrai cauchemar. Fenêtres ouvertes tout au long du voyage tant cela sentait mauvais. J’en pleurais. Aujourd’hui, cela me fait un truc à raconter et j’en souris.
- Donc, j’ai voyagé à la place des oies ?
- Je pense, oui.
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