Sous la plume de Marianne

Sous la plume de Marianne

Voiture 12, compartiment 28

« Rien n’est plus long à voyager que l’âme et c'est lentement, s’il se déplace, qu’elle rejoint le corps » disait Jean Cocteau. Retrouver le temps long, fuir le temps court pour « découvrir » au sens ancien « d’apercevoir des yeux de l’esprit », un privilège qu’il m’a été donner de vivre en montant à bord des trains de nuit.


Gare de Lyon, Paris, un soir de septembre. Les jours commencent à se faire plus courts. La lumière décline. Le départ est prévu à 20 heures 56. Oui 56 comme tous ces horaires que la SNCF affiche fièrement avec une précision d’orfèvre. Voiture 12, compartiment 28. Ça tombe bien. Je n’aime que les chiffres pairs. Couchette numéro 10, celle du bas. Exactement ce que j’avais réservé au guichet.

 

- Couchette, haut, milieu, bas ?

- Bas.

- Vous êtes certaine ?

 

Haut : pas question. Faire de la crapahute en pleine nuit pour aller aux toilettes, non. Milieu : je n’ai jamais aimé les entre-deux. La couchette du bas me convient à bien des égards : possibilité de me lever quand bon me semble, faire dépasser mes jambes sans qu’elles ne s’affalent sur le voisin du dessous, pouvoir sortir la première en cas d’incendie, d’urgence, de tsunami… et d’autres avaries que mon imagination trouve un malin plaisir à me proposer sans tarir.

 

Je monte à bord. Une odeur me frappe, mêlée de poussière, de bois, de métal et d’effluves d‘encaustique. Je déambule dans le couloir à la recherche de mon compartiment, ouvrant une à une chaque fenêtre, histoire d’apporter un peu d’air dans cet espace confiné. Mauvaise pioche. L’air qui pénètre est chargé de cette chaleur poussiéreuse de gare. Compartiment 28. J’entre. « non réservé », « non réservé ». Je serai seule. Au grand plaisir de ce voyage nocturne en train, s’ajoute celui d’être seule. Je suis excitée comme une puce. A cette époque, les téléphones portables et la dépendance extrême que nous entretenons avec eux n’existaient. Il flotte en moi comme un sentiment de liberté. Mes proches savent juste que je dois arriver en gare de Saint-Raphaël-Fréjus demain à 8 heures 32. Cela suffit à rassurer tout le monde.

 

Je voyage léger. Mes bagages sont dans ma voiture qui a été chargée sur un train spécial affrété à cet effet et relié à ce train de nuit. Posés sur ma couchette, un sac de couchage, un oreiller, une couverture et une petite trousse de voyage sous film plastique sur lequel est écrit « la SNCF vous souhaite une belle nuit ». J’installe ma couchette, découvre le contenu de la trousse de voyage : des bouchons pour les oreilles, un petit flacon de « sent- bon », un micro tube de dentifrice et une mini brosse à dents. A croire que les haleines voyagent mal.

 

Je serai donc seule. La vie est belle. Je sors dans le couloir. Mon voisin du compartiment 27 me salue, essaie d’engager la conversation. Je lui réponds à demi-mot. Ce voyage à bord de ce train de nuit, c’est pour moi, une grande fête. Pas question de me laisser déborder par un tiers qui aurait envie de me tenir la jambe sous prétexte qu’il s’ennuie tout seul, qu’il est insomniaque. Et puis, je n’aime que les chiffres pairs. Comment pourrais-je lier connaissance avec un homme qui séjourne dans le compartiment 27 ? Pfftt !

 

8 heures 52. Les portes se ferment. Sur le quai, un contrôleur remonte la longue enfilade de voitures, vérifiant d’un œil aguerri, que « son » « Paris Gare de Lyon – Saint-Raphaël-Fréjus – Vintimille » est fin prêt. 8 heures 56. Un coup de sifflet puissant retentit. Ça y est. Vive la liberté.

 

Le train s’extrait des entrailles de la gare sombre. Il file vers la lumière. Doucement, il roule vers l’air de « là-bas ». Le voilà qui prend de la vitesse et s’élance. Dans le couloir, des chasser-croiser, des « pardon, excusez-moi », des sourires, des visages penchés aux fenêtres ouvertes, cheveux au vent, des sandwichs dont on s’empresse de déballer la feuille de papier aluminium qui les protègent. Des parfums de rillettes, de jambon, de fromages qui se sont laissés aller….Quelques minutes plus tard, des parfums de carrés de chocolat partagés à plusieurs histoire de lier connaissance. « Voilà, zé fini mon gâteau » dit une petite fille à son père. « OK. Alors un pipi et au dodo. Et demain lorsque tu te réveilleras… », « Ze verrai la mer ! ». Tiens, moi aussi un pipi et au dodo. Et moi aussi demain zeu verrai la mer.

 

Je rentre dans le compartiment, ferme la porte, la verrouille. On ne sait jamais. Imaginons qu’un type vienne de terminer la lecture du roman d’Agatha Christie « Le crime de l’Orient-Express » et ait comme une envie de réécrire l’histoire. Et puis non. Finalement je ne verrouillerai pas la porte. Imaginons que tu te sentes mal, que tu demandes de l’aide et que faute de pouvoir ouvrir la porte, te voilà à haleter comme un vieux phoque, puis à ânonner du fond de ta couchette, puis à pousser dans un dernier râle un « Ah ! Et dire que zeu ne verrai pas la mer ! ». Mais suis-je ici pour dormir ou pour me nourrir de cette atmosphère si particulière, de cette parenthèse hors du temps ?  Ne suis-je pas là pour nourrir des voyages imaginaires et y mettre les fantasmes qui vont avec ?

 

J’ouvre le sac de couchage « Bonne nuit by SNCF », m’insère à l’intérieur comme une saucisse dans un pain pour hot-dog, ferme les yeux. Tacatac, tacatac, tacatac….le roulis de fer et de métal, lancinant, me berce à sa façon. Emportée par une sensation de lâcher prise, je m’endors, libre, au milieu de ce nulle part qui me rassure, m’enveloppe.

 

- Dijon ! Dijon ! cinq minutes d’arrêt ! Dijon ?

- Pardon ?

- Dijon ?

 

Je fais comprendre au contrôleur en lui montrant mon billet que ce dernier ne prévoit pas d’arrêt à Dijon. Mais à Saint-Raphaël.

 

- Désolé. Je suis nouveau sur cette ligne. Avant j’étais sur les lignes qui partaient vers l’Allemagne, la Pologne…Voyez l’ambiance ? Brumes, brouillards, grisaille, froid…Je déprimais. Alors mon médecin m’a prescrit du soleil. Alors, j’ai demandé ma mutation sur cette ligne. Et me voilà, taratata ! dit-il d'un air primesautier. J’ai tellement hâte de voir le soleil se lever demain matin tout en bas.

- Tout en bas ?

- Dans le Sud ! Rendormez-vous. Au plaisir de vous voir demain matin à la lumière !

 

Quelques heures plus tard, la tonitruante voix du contrôleur me réveille pour de bon.

 

- Avignon ! Avignon ! 5 minutes d’arrêt.

 

Les yeux pleins de sommeil, je me lève, ouvre la porte du compartiment. Plongée dans la pénombre, la gare d’Avignon est silencieuse, déserte. Pour seuls décibels, le ronflement de la locomotive,  le bruit des portes de voitures qui s’ouvrent, se ferment, se claquent. Je m’accoude à une fenêtre ouverte. L’air est étrangement chaud à cette heure de la nuit, chargé d’odeurs et de parfums enfin méridionaux. Comme une saveur de « j’y suis presque ». J’inspire profondément en fermant les yeux. Bientôt la mer, le soleil. Bientôt la lumière.


Plus envie de dormir. Ce qui se passa ensuite reste comme l’un de mes plus beaux souvenirs. Accoudée à la fenêtre, je regarde défiler des paysages que la nuit découpe en d’étranges formes fantomatiques. Plus le train s’élance dans la nuit et descend vers le Sud, plus j’inspire profondément ces parfums de vergers, de lavande, d’agrumes. Soudain, un timide rai rougeoyant émerge au loin. En quelques minutes, il perd de sa timidité pour se faire plus téméraire, puissant et tellement présent.

 

Voilà, en quelques minutes, le jour s’était levé. Je venais d’assister à la genèse de quelque chose qui me dépassait. Je me sentis soudain envahie par une émotion rare, de celle qui vous donne l’impression d’être en lévitation, de vivre un instant de grâce, d’être en communion avec le Grand Architecte. D’avoir assisté à une naissance. C’en était une. Une naissance qui, par quel miracle ( ?) se reproduisait chaque matin. Une naissance qui semblait tellement naturelle que chacun d'entre nous en avons oublié sa beauté, son urgence et sa générosité à s’offrir ainsi chaque jour.

 

Saint-Raphaël approche. Je range mes affaires, remets mes cheveux en ordre, me pince les pommettes pour me donner l’air réveillé.

 

- Elle est bientôt où la mer ? demande la petite fille à son papa.

- Elle arrive.

- Non c’est pas elle qui arrive. C’est moi qui arrive ! précise la fillette pleine de malice.

 

A cette époque, la SNCF « offrait » (disons plutôt que le billet comprenait cette prestation) à ses voyageurs de la nuit le petit déjeuner dans l’incontournable café de la gare.

 

- Saint-Raphaël- Fréjus ! Saint-Raphaël-Fréjus ! cinq minutes d’arrêt !

 

Une douce bise, mêlée à des fragrances de jasmin et de chèvrefeuille, m’accueille. Je descends sur le quai, suivie de près par le contrôleur. Il revisse fermement la casquette sur sa tête.

 

- Ça vous dirait de prendre ce premier petit déjeuner dans le Sud avec moi ?

 

Juste derrière nous, une petite voix demande : « Tu crois qu’il y aura des pains au socolat au petit dézeuner papa ? Et sinon, la mer, elle est où maintenant ?



22/05/2021
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